La Ferme et la Femme : Karen Blixen, écrivain et gentlewoman Farmer

« J’écrivais dans ma salle à manger parmi le désordre des papiers disséminés, car, à côté de la littérature, il y avait les comptes à faire, les devis à examiner, sans parler des petites notes désespérées du contremaître auquel il fallait répondre ».

(Karen Blixen, La Ferme africaine, Gallimard, Folio, p.67)

Karen Blixen vient d’évoquer, juste avant ces lignes, une sécheresse prolongée. L’urgence matérielle est là. Pourtant, c’est dans ce désordre, ce tumulte de la gestion, qu’elle trouve l’impulsion d’écrire.

Et c’est exactement « ma » Karen Blixen : celle chez qui nous pouvons trouver du soutien parce qu’elle parvient à être à la fois une femme ancrée dans le réel et tendue vers l’esprit, capable de tenir ensemble les contingences du monde et l’appel de l’écriture.

Elle dirige un domaine et écrit. Elle tient les comptes et les récits.
Elle semble comprendre, d’instinct, que les nécessités matérielles et spirituelles ne s’opposent pas.
Elles coexistent. Mieux : elles se nourrissent.

   Blixen est une femme noble — de naissance, oui (la baronne Blixen), mais surtout de comportement et d’âme, dans la façon qu’elle a de faire de cette ferme un lieu habité, respecté, presque sacré.
Elle nous donne à ressentir une continuité entre elle et la terre, comme si son identité se reconstituait dans le soin apporté à cette Afrique qu’elle adopte — ou qui l’adopte.

   Et si cette ferme lui offrait, précisément, une renaissance ?
Elle qui fut blessée par un mariage sans amour, une maladie stigmatisante, une noblesse abîmée…
La ferme devient alors son Domaine — au sens géographique comme existentiel.
Elle y retrouve ce qui lui revient : un espace pour redevenir. C’est aussi une forme de mémoire littéraire, peut-être partiellement inconsciente qui s’exprime : le Domaine est un schème fondamental, une structure anthropologique profonde qui parcourt notre littérature occidentale, de l’Ithaque d’Ulysse au Domaine mystérieux du Grand Meaulnes d’Alain-Fournier. Notre imagination y trouve un espace où se déployer, et la ferme africaine devient aussi notre Domaine,  nous montre la voie à suivre pour habiter notre espace comme un Domaine…

La Ferme et la Femme : la langue française autorise ce jeu de mots.
Et il me semble qu’il ne trahit pas la langue danoise de Blixen, mais en prolonge la vérité profonde.

 

 

   La Ferme est un lieu de renaissance, mais ajoutons que ce n’est pas seulement la terre qui restaure Blixen. Ce sont aussi les relations qu’elle tisse, notamment avec les habitants du domaine. Parmi eux, le jeune Kamante, son cuisinier, claudicant, malade, mais profondément digne. C’est la figure de l’aveugle, du boiteux, frappé par la grâce : et de nouveau Ulysse qui se dessine…

Écrire, pour Blixen, c’est retrouver une forme de dignité — et cette dignité, ce sont les indigènes qui la lui réenseignent. Kamante, par exemple, bien qu’atteint dans sa chair, incarne une force tranquille, un respect profond, une forme d’élégance naturelle dans ses gestes, ses mots, sa présence. Il n’est pas non plus dépourvu de ruse, cette saine metis des Grecs, qui le voit verser des larmes de crocodile !

Blixen ne tombe, en effet, jamais dans le mythe du bon sauvage. Ce n’est pas une touriste de l’exotisme. Si le lecteur peut avoir quelque appréhension, qu’il se rassure, La Ferme africaine est un livre majestueux.


Elle ne s’émerveille pas de la pauvreté souriante, elle ne se paie pas d’images.
Sa prose évite ce piège qu’on lit encore trop souvent aujourd’hui : cette fascination condescendante pour "ceux qui n’ont rien mais sourient quand même".

Son regard est autre : lucide, respectueux, et profondément humain. Elle ne touche pas seulement avec ses mots, mais avec son regard sur le monde. C’est cela, peut-être, écrire avec noblesse.

 

Ce billet peut se lire en écoutant le Concerto pour violon de Max Bruch, l’une des œuvres préférées de Karen Blixen. Elle emportait la musique avec elle, même dans la savane… 

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