Mazamet
Ce matin, au hasard des nouvelles qui s’affichaient sur l’écran de mon ordinateur, j’ai vu le nom de « Mazamet » : il était question d’une opération de sensibilisation à la sécurité routière menée là-bas en 1973. Je n’ai pas bien compris ni d’ailleurs cherché à comprendre.
Mais, quand je vois ce nom, c’est un ensemble de souvenirs et de sensations qui remontent d’un coup. Le nom de cette ville perdue au bout du département du Tarn me touche. J’ai eu envie d’écrire.
Mazamet, c’est un nom qui sent le cuir dans mon enfance. Ma mère y va de temps en temps : les peaux, les cuirs, les tissus. J’y entrevois alors une ville industrieuse et industrielle : nous sommes dans les années 90, il reste encore un peu d’industrie en France, encore un peu de textile ici et là. C’est étrange car, sans y être allée une seule fois, j’imagine la ville et ses zones industrielles : peut-être de vastes hangars métalliques où l’on vend des vêtements en cuir « à prix d’usine » ; je vois des portants longs avec des cintres coulissants chargés de vestes ; je sens une odeur de peau, de cuir, et de cirages mêlés. Je refuse, avec constance, de m’y rendre. Je n’aime pas alors l’esthétique des cuirs, j’imagine un endroit mélancolique qui va me mettre en vrac. Je n’ai pas besoin de ça.
Mazamet, ce nom condense pour moi toute l’ambiance des années 80-90 dans le Sud-Ouest, dans ces bandes de terres éloignées de Toulouse, à la fois bardées de champs propices à une agriculture intensive, largement baignée de chimie, et nostalgique déjà d’une industrie locale, dépassée, en déshérence. C’est à la fois beau, intense et triste : et je le ressens enfant, déjà, puis adolescente. J’entends les mots du chômage, je perçois les différences sociales dans les vêtements au collège, dans les musiques écoutées, et les « meules » qui tournent sur le parking des bus à la sortie des écoles. Mazamet : un nom qui fait ressurgir le cuir de ces années.
Mazamet, le destin étrange, dans ses méandres inattendus, m’y conduira enfin pour de vrai dans les années 2000. J’effectue alors un stage dans une mission à vocation culturelle, et Mazamet fait partie des pôles de diffusion de la Danse. Avant de m’y rendre, on me prévient : Mazamet, c’est spécial, c’est au bout du Tarn, plus loin que Castres ! Mais, tu verras, le théâtre est très bien, la scène, tout ça… Il n’y a plus de boulot là-bas. Je me souviens de cette ville : je l’ai tout de suite aimée, justement pour ce côté perdu. Cette France oubliée que j’aime : ces traces d’industrie, ces populations ouvrières qui ont laissé une âme à ces villes. Comme Tulle, comme Clermont-Ferrand, comme Saint-Étienne : à chaque fois, je m’y sens bien. Je ne peux pas bien expliquer pourquoi. La simplicité sans la vulgarité.
C’est par le théâtre alors que je découvre le lieu : la magie opère, j’ai l’impression que la ville me montre ses coulisses. L’arrière-scène, la loge haut perchée du technicien, les vastes salles, l’accueil. Entre deux obligations, je parcours la ville, ses rues calmes, sèches, solaires et ventées à la fois. Pas beaucoup de monde, je crois me souvenir. J’aime désormais aller à Mazamet, suivre la route, aller jusqu’au bout et pousser les portes du Théâtre. Je ne refuse jamais de m’y rendre.
Et puis, non loin, il y a la Montagne Noire, la sauvage, l’étonnante, celle que je ne comprends toujours pas.
Cela fait longtemps que je n’y suis pas retournée. Vingt ans.
En cliquant sur le site de la ville aujourd’hui, j’ai vu trois photos et trois légendes qui disent l’exact opposé de ce que j’en ai gardé et qui, justement, me touchait : « De nombreux emplois à pourvoir », « Une ville bien reliée au reste de la France », « Une ville entreprenante ». Je garde au cœur l’image d’une ville solaire et poussiéreuse, silencieuse et muettement peuplée des souvenirs d’une intense vie ouvrière, la marge discrète d’une France oublieuse. En son centre brille le théâtre, enclave magique et vitrée, à la salle obscure, propice à l’éclosion dorée de la danse. Peut-être qu’un jour, qui sait, j’y retournerai ? Je souhaite aux jeunes de vivre un Mazamet allègre et joyeux, protégé par la montagne et ses légendes.