Lire Alain

Je m’inscris cela comme un rappel : Lire Alain, il faut Lire Alain. Le philosophe, l’enseignant, l’homme courageux et lucide, l’auteur des Propos sur les pouvoirs. Emile Chartier dit Alain, né en 1868, mort en 1951.

Pourquoi me semble-t-il fondamental de le lire ? Parce qu’Alain réussit à créer une forme, celle du “Propos”, qui s’inspire d’une tradition littéraire tout en la revisitant avec une force et un vrai talent, celui de la conviction et de la générosité. Le propos reprend, en effet, une invention journalistique et philosophique qui se caractérise par sa fréquence,  son format plutôt bref mais dense. Il s’agit de textes courts publiés initialement dans la presse quotidienne, souvent dans La Dépêche de Rouen.  Lire ces textes comme autant de petites entités pleines de sens, c’est se redonner de la vigueur comme Rimbaud parle du “vin de vigueur" (“Ma Bohème”), car cela permet de comprendre et, donc, de se déprendre, de ne pas ou moins souffrir de structures récurrentes, de scénarios observés ou vécus parfois, hélas, à répétition. Lire Alain c’est rencontrer une écriture simple d’une intelligence à la fois vive et profonde. Le chroniqueur connaît les mots, se montre rigoureux dans leur maniement, et pratique l’art de l’exemplum, cette petite anecdote tirée hors d’un vaste tissu narratif qui vient illustrer le propos, l’incarner tout en lui donnant un charme qui parle toujours et encore à notre meilleure part.

Le lire pour moi c’est retrouver un peu du charme très spécifique des Essais de Montaigne qui mêle pensées, réflexions et histoires fictives, vraies, ou mêlées. Alain me parle particulièrement en ce moment car je cherche, sans l’avoir trouvée pleinement encore, une forme, une manière qui donnerait envie de réfléchir. Je vois bien les ficelles utilisées dans les prises de parole qui “marchent” ici et là — traduisez : “qui font des milliers ou des millions de vues sur YouTube” —, mais elles me gênent souvent : j’ai l’impression qu’on prend l’auditoire pour un imbécile, facile à amadouer dès lors qu’on l’implique artificiellement et qu’on s’adresse à son cerveau primaire (peurs, affects, notamment). J’aimerais que l’on réussisse à embarquer un auditoire d’une autre façon, car il me semble que l’on pourrait alors aller plus loin, être intelligents, perspicaces, humains enfin, ensemble, sans céder aux mots d’ordre du moment, à une bien-pensance aussi fausse qu’omniprésente. Utopique ? Oui, peut-être. Mais l’utopie n’est-elle pas justement cet horizon qui nous pousse à donner et transmettre le meilleur ?

En ce moment, je lis ses Propos sur les pouvoirs et c’est une lecture tellement forte, tellement d’actualité, que je dois de temps en temps cesser : la lumière qu’il jette sur certaines réalités est presque trop crue. J’aimerais que ce soit faux, alors même que j’en ai fait le constat, parfois très factuel, et ce à différentes échelles, et dans différents domaines. Mais Alain nous apprend à dépasser l’affect, à l’intégrer comme élan du cœur premier dans une dynamique de vigilance et de transmission. Je sens une pensée en mouvement ; or, c’est là, je le comprends, le symptôme heureux d’une pensée intéressante, vivante, en prise avec le Tao dont je vous parlais il y a quelque temps déjà (cf. François Cheng, Cyrille Javary).

Sa pensée est souple, vivante, elle se crée au contact de ce qui, dans le monde, le sollicite : actualités, expériences, observations, échanges, attention à tout ce qui l’entoure et l’informe. Elle ne méprise pas, elle donne au contraire de l’attention : elle regarde.

Ce qui me plaît, c’est qu’il ne cherche pas à écrire un livre définitif qu’il faudrait citer comme “incontournable”. Ce sont les Propos qui, dans leur tonalité propre et leur diversité, finissent pas former un tout, par dessiner une figure qui marche, qui pense et qui donne. C’est ainsi que l’on entend une voix et cette voix, elle me parle tout particulièrement.

“Je suis né simple soldat. […] Ce que j’écris ici n’est donc point pour me plaindre de mon sort, mais plutôt pour rendre compte de mes opinions à ceux qui s’en étonnent et même s’en attristent ; cela vient de ce qu’ils sont nés officiers. Non point sots ; ils n’y a point tant de sots ; mais plutôt persuadés qu’il y a des hommes qui sont nés pour commander, et qu’ils sont de ceux-là. Et c’est ce que je reconnais de fort loin à un certain air de suffisance et de sécurité, comme s’ils étaient précédés d’une police invisible qui éloigne la canaille. J’en vois de tous métiers, les uns officiers dans le sens propre, d’autres, épiciers, d’autres, curés, d’autres, professeurs, […]. Ils ont ceci de commun qu’ils sont assurés qu’un blâme de leur part ou seulement un avertissement me feront abandonner aussitôt mes opinions de simple soldat ; espérance toujours trompée”.

Un peu plus loin, encore : “me voilà donc […] toujours mal pensant ; […] retournant ainsi, noire ingratitude, la rhétorique contre ceux qui me l’ont apprise”.

Et, comme le hasard fait souvent bien les choses, je note que cet avant-propos placé au seuil des Propos sur les pouvoirs a été écrit en juin : le 10 juin 1922. Alors, 103 ans après, un grand merci au philosophe, penseur et écrivain pour ces mots qui libèrent de bien des maux et donnent du courage pour écrire… la suite ! Toute ma gratitude aussi envers le professeur de philosophie en Lettres Supérieures qui nous avait fait découvrir Alain, Patrick Dupouey, https://www.calameo.com/accounts/6087604 : bien des années après (bigre, 25 ans déjà ! Mais c’est un joli nombre), cher M. Dupouey, je poursuis cette lecture avec une compréhension maturée par l’expérience.

Bref, lire Alain :)

12 juin 2025.

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